Une voiture de légende : la Ford GT40

Dès l’année 1962, Ford ne songeait plus seulement à des courses aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, en lorgnant sérieusement sur les 24 Hrs du Mans, dont la réputation sportive internationale permettait aux marques victorieuses d’accroître très fortement leur notoriété et dont les retombées commerciales profitaient à tous les modèles de la marque.

Des tractations secrètes eurent lieu entre le géant américain et Ferrari, déjà plusieurs fois vainqueur dans la Sarthe, visant à racheter le savoir-faire du « petit » constructeur de Modène, titré de nombreuses fois tant en F1, qu’en Sport-protos ou en GT. Mais Enzo Ferrari refusa catégoriquement et Ford fût contraint de trouver une autre solution, en jurant bien qu’il prendrait un jour sa revanche, en battant Ferrai sur son terrain de prédilection en Sport : les 24 hrs du Mans.

C’est ainsi qu’une collaboration s’établit entre Ford et le constructeur anglais de Lola, Eric Broadley, qui quitta ensuite Bromley dans le Kent pour des ateliers plus importants à Slough. C’est là que naquit la GT40, dont le prototype Mustang1 (un concept-car sportif créé par Roy Lunn et basé sur une barquette profilée à moteur central Ford V4 européen) fût « l’ancêtre » et la Lola GT la « mère ». Broadley développa son projet Lola, tandis que John Wyer reprit les commandes de la régie Ford d’usine.

La GT40 (ce chiffre représente la hauteur en pouces, soit 101 cm) fut présentée en 1964, dotée d’un moteur V- 8 de 4,2 litres livrant 350 cv à 7200 t/mn et équipée d’une transmission Colotti. On connut bien sûr les maladies de jeunesse qui pouvaient être graves dans le cas d’une voiture de compétition dépassant les 300 km/h : freins, aérodynamisme, résistance de la transmission. En 1964, la responsabilité de l’engagement en course fut confiée à l’américain Carroll Shelby.

Puis vinrent les nouveaux moteurs de 4,7 litres, (une variante des modèles Fairlane de série) et de boites ZF. Et ce fut la première victoire en 1965 aux 2000 Miles de Daytona Beach. L’étape suivante, sous l’impulsion technique de C. Shelby, vit l’adoption de moteurs V-8 Galaxie de 7 litres pour la GT40 Mark II équipée d’une nouvelle transmission développée chez Kar-Kraft aux Usa. Encore plus puissantes et plus rapides, elles nécessitèrent de nouveaux perfectionnements (aérodynamisme, refroidissement moteur) pour fiabilisation, ainsi que divers aménagements techniques (freins, par ex) permettant une intervention plus rapide des mécaniciens aux stands .

En 1966, la version MKIIA fût alignée avec une mécanique de 7 litres et 485 cv à 6200 t/mn. En début de saison, elles signèrent un triplé aux 24 Hrs de Daytona, puis un doublé aux 12 Hrs de Sebring. Dans les courses suivantes, à Monza, à la Targa Florio et au Nürburgring, Ford ne s’engage pas mais se réserve pour Le Mans où 13 voitures sont inscrites : 8 MKIIA

à moteur 7 litres en proto et 5 GT40 privées à moteur 4,7 l en sport.

Enfin, – après les échecs de 1964 et 1965 – le triomphe : la victoire en triplé aux 24 Hrs du Mans (et un record du tour à 230,103 km/h par Dan Gurney) qui marqua l’aboutissement d’un programme grandiose élaboré par Ford à coup de millions de dollars ! Cette victoire assure à Ford le titre mondial au Trophée International 1966 des voitures Sport-Prototypes, mais aussi un prestige mondial et d’énormes débouchés pour les ventes des voitures particulières.

Le développement se poursuivra en 1967, avec la version MKIV qui remportera encore la victoire et la 4e place au Mans ; ensuite ce seront des teams privés qui poursuivront le développement des GT40, suivant l’évolution de la Règlementation Internationale – notamment avec les Gulf de J. Wyer – et de nouvelles victoires au Mans en 1968 avec Lucien Bianchi (B)-Pedro Rodriguez (Mex) et en 1969 avec Jacky Ickx (B)-Jacky Oliver(GB).

18 & 19 Juin 1966 – 34e édition des 24 Hrs du Mans

  1. Les forces en présence

55 voitures, 5 nations, 13 constructeurs :

USA : 13 Ford, 1 Chaparral – Italie : 11 Ferrari, 3 Dino, 2 Bizzarini, 2 Asa, 1 Serenissima

Allemagne : 7 Porsche – France : 6 Alpine, 3 CD, 3 Matra

Grande-Bretagne : 2 Austin-Healey, 1 Marcos.

Seulement 15 voitures termineront la course.

Clan Ford :

#1 MKII V8 6982 cc Shelby American Inc. Ken MILES – Denny HULME

#2 «  «  «  Bruce MACLAREN – Chris AMON

#3 «  «  «   Dan GURNEY – Jerry GRANT

#4 MKII «  Holman & Moody Inc. Paul HAWKINS – Mark DONOHUE

#5 «  «  «  Ronnie BUCKNUM – Dick HUTCHERSON

#6 «  «  «  Mario ANDRETTI – Lucien BIANCHI

#7 MKII   «  Alan Mann Racing Ltd. Graham HILL – Brian MUIR

#8 «  «  «  John WHITMORE – Frank GARDNER

#12 GT40 V8 4727 cc Comstock R.T. Innes IRELAND – Jochen RINDT

#14 «  «  Sc. Filipinetti Peter SUTCLIFFE – Dieter SPOERRY

#15 «  «  Ford France Guy LIGIER – Bob GROSSMAN

#59 «  «  Essex Wire Corp. Skip SCOTT – Peter REVSON

#60 «  «  «  «  Jacky ICKX – Jochen NEERPSCH

Clan Ferrari :

#16 365P2 V12 4390 cc Maranello Conces.UK Richard ATTWOD – David PIPER

#17 «  «  Ec. Francorchamps « BEURLYS » – Pierre DUMAY

#18 «  « N.A.R.T. Masten GREGORY – Bob BONDURANT

#19 «  «  Sc. Filipinetti Willy MAIRESSE – Herbert MUELLER

#20 330P3 V12 3978 cc Sefac Ferrari Ludovico SCARFIOTTI – Mike PARKES

#21 «  «  «  «  Lorenzo BANDINI – Jean GUICHET

#26 275GTB V12 3286cc E. Hugus G-Piero BISCALDI – M.de BOURBON-P.

#27 330P3 V12 3978cc N.A.R.T.-Sefac Pedro RODRIGUEZ – Richie GINTHER

#28 275LM V12 3285cc Eq.Nat.Belge Gustave GOSSELIN – Eric DE KEYN

#29 275GTB V12 3286cc Maranello Conces.UK Piers COURAGE – Roy PIKE

#57 275GTB V12 3286cc Ec. Francorchamps Pierre NOBLET – Claude DUBOIS

  1. La Course

C’est Henri Ford II qui a l’honneur à 16 hrs d’abaisser le drapeau tricolore français pour donner le départ. A la fin du premier tour, trois Ford MKII sont en tête : G. Hill, D. Gurney et R. Bucknum devançant les deux Ferrari de M. Parkes et J. Guichet. K. Miles s’arrête déjà pour refixer sa portière légèrement endommagée lors du départ par la MKII de J.Whitmore. Gurney prend la tête au troisième tour et y reste jusqu’au premier ravitaillement. Miles effectue alors une remontée époustouflante qui va le remettre en tête de la course au début de la soirée devant Gurney, Ginther sur la Ferrari P3 du Nart, Maclaren (MKII) et Guichet (P3).

Après cinq heures de course, deux facteurs vont favoriser les Ferrari : d’abord, il se met à pleuvoir, réduisant l’avantage de puissance des américaines plus lourdes, qui, ensuite, doivent s’arrêter l’une après l’autre pour changer les plaquettes de frein.

Vers 23 hrs, deux Ferrari sont en tête avec Ginter et Parkes sur la P3 d’usine, précédant les Ford de Miles, Gurney et Maclaren. Mais Miles et Gurney reprennent de suite l’avantage dès que la pluie cesse, alors que les deux Ferrari de tête rencontrent des problèmes de surchauffe. Vers minuit trente, une pluie intense se remet à tomber, provoquant un accident dans les Esses du Tertre Rouge entre la Matra de J. Schlesser et la petite CD d’Heligoin. En reprenant la piste, la Matra est très violemment percutée par la P3 de Scarfiotti arrivant à pleine vitesse. Les trois voitures sont éliminées et le pilote italien est transféré à l’hôpital.

Peu avant trois heures du matin, c’est la brillante P3 du Nart qui doit abandonner sur bris de boite. Vers quatre heures du matin – soit à mi-course – les Ford MKII récupèrent les quatre premières places avec deux GT40 aux 5e et 6e places devant une cohorte de Porsche. L’autre Ferrari P3 d’usine connaît à son tour des ennuis et retombe à la 12e place, pour finalement abandonner (joint de culasse) peu avant 8 hrs du matin.

Mais tout ne va pas mieux pour autant chez Ford car à ce moment quatre MKII ont également abandonné et celle de Gurney, à nouveau en tête, commence à perdre de l’eau. Vers 9 hrs, elle abandonne sur bris de joint de culasse. Ford est maintenant réduit à trois voitures car à ce moment les deux GT40 ont elles aussi abandonné. Il n’y aura plus de suspense jusqu’à l’arrivée car Miles précède Maclaren dans le même tour et Bucknum est à douze tours. Mais il y aura quand même du suspense : en effet, la direction de course de Ford décide de faire passer la ligne d’arrivée avec les trois voitures ensemble. Peu avant seize heures, il se remet à pleuvoir et la #2 se présente avec quelques mètres d’avance sur la #1, puis la #5 juste derrière. Belle photo finish en effet !

Mais les officiels de l’ACO ne veulent pas d’un ex-aequo car le règlement stipule que l’on tient compte de la distance qui sépare deux véhicules par rapport à leur positionnement sur la ligne de départ. C’est donc la #2 qui est finalement déclarée vainqueur avec … 20 mètres sur la #1 !! La victoire de Ford est saluée dans la joie avec Mr Henri Ford II, son épouse, tout le staff… mais la déception est énorme pour Ken Miles, le fidèle pilote d’essai du programme MKII avec C. Shelby, qui se voit privé, après une course très brillante, non seulement de la victoire au Mans mais aussi d’un triplé qu’il espérait sur l’année 1966 car c’est lui qui avait conduit la Ford à la victoire quelques mois auparavant à Daytona, puis à Sebring… « Bah, ce n’est rien, Ken, tu gagneras l’an prochain avec le nouveau modèle qu’on prépare déjà », lui avait-on dit. Hélas, le destin allait en décider autrement : Ken se tuera deux mois plus tard à Riverside en testant la Ford « J » qui allait devenir la MKIV, victorieuse au Mans en 1967. Mais ça, c’est déjà une autre histoire…

  1. Résultats :

1er #2 B. Maclaren – C. Amon 4.843,090 km ; moyenne : 201,795 km/h – 1eren Proto

2e #1 K. Miles – D. Hulme 4.843,070 km ; moyenne : 201,795 km/h

3e #5 R. Bucknum – D. Hutcherson 4681,571 km ; moyenne : 195,065 km/h

7e #58 G. Klass – R. Stommelen Porsche 906 4.440,730 km 1er en Sport

8e #29 P.Courage – R. Pike Ferrari 275GTB 4.212,500 km 1er en GT

10e #57 P. Noblet – C. Dubois Ferrari 275GTB 4.171,620 km 2e en GT

(sources : Année Automobile-Edita, Les 24 Hrs du Mans par Moity, Teissèdre & Bienvenu, Le Mans 24 Hours par Q. Spurring, Les Grands Circuits Automobile par G. Sipps,

  1. Considération sur la course

Un camouflet pour Enzo Ferrari, invaincu au Mans depuis 1960, et une victoire historique remportée sous les yeux de Henri Ford II, invité d’honneur des organisateurs. C’est le premier d’une série de quatre succès consécutifs en terre sarthoise pour la marque à l’ovale bleu.

Mais, c’est aussi la victoire d’un grand constructeur (n’oublions pas le marché américain et les filiales Ford GB et Ford Allemagne) face à une entreprise presque artisanale : Ford utilisant un budget quasi illimité, tandis que Ferrari, qui ne dispose pas encore de l’aide de Fiat, ne peut faire mieux… quoique, diront certains, Ford a gagné chez lui les deux épreuves américaines, puis a tout misé sur Le Mans, alors que Ferrari ne s’est pas déplacé officiellement aux Usa et a joué l’engagement minimum sur les autres épreuves européennes, en faisant confiance à ses clients pour le Mans… Peut-être que si « on » n’avait pas écarté John Surtees sur la P3 officielle de Parkes … peut-être que si Ferrari n’avait pas joué la carte de la diversification : saison 1966 sur les trois tableaux : F1, sport-protos, championnat d’Europe de la Montagne, entraînant peu de résultats … Mais encore ?

Affrontement émouvant de deux technologies mais aussi de deux philosophies diamétralement opposées. Avec le recul aujourd’hui, on constate que la victoire de 1966 au Mans marque le début d’une nouvelle ère : celle d’une approche plus scientifique de la course automobile, de la spécialisation des équipes de compétitions chapeautées par des grands constructeurs, par la professionnalisation des pilotes, par le monde de l’argent.